« Les musées sont confrontés à des problèmes financiers croissants avec la hausse de leurs charges et la stabilité ou le déclin de leurs recettes. Ils ont aussi à affronter un contexte légal, moral et technique plus complexe […]. Ils sont confrontés à des exigences croissantes d’amélioration de leur taux de fréquentation au détriment de leurs missions d’acquisition, de conservation et d’interprétation des objets d’art. Bien que ces difficultés frappent la plupart des musées, leur capacité à les résoudre est devenue de plus en plus inégale. »
Cette charge, dont les responsables de musées d’art admettront l’exactitude, est extraite de la conclusion d’un rapport de 150 pages sur les musées, les artistes et le marché de l’art américains d’aujourd’hui, A portrait of the visual art : meeting the challenges of a new era [Portrait des arts visuels, à la découverte des défis d’une époque nouvelle], publié en août 2005 par la Rand Corporation. La perspective que livre ce document de son sujet, expression d’une morosité sans réel fondement il y a encore quatre ou cinq ans, est devenue aujourd’hui l’opinion la plus répandue dans le monde des musées.
Le rapport souligne que, dans les vingt dernières années, la fréquentation des musées a significativement augmenté grâce aux visiteurs d’un certain profil sociologique (riches, instruits), et non par un effet de pénétration de la société ou d’élargissement sociologique. Qui plus est, durant la même période, la fréquence des visites effectuées par chaque visiteur a chuté, sans égard pour l’accroissement du nombre et de la taille des musées, l’augmentation de leurs budgets de publicité, et les efforts du secteur pour programmer des superproductions conçues pour un vaste public.
D’après le rapport, il sera difficile de poursuivre cette croissance avec les moyens actuels, compte tenu des larges changements démographiques, de l’allongement du temps de travail, de l’évolution des loisirs et du développement de l’industrie des divertissements à domicile. Le rapport illustre également la différence de situation entre les huit principaux musées américains, représentant 1 % du total, et les 99 % restants. Ce 1 % reçoit plus de 40%des recettes de l’ensemble du secteur, et dispose de 48 % des dotations et actifs. La Rand a été parmi les premières à établir une distinction entre la petite élite des institutions culturelles qui capte les visiteurs, les ressources et l’attention de la presse sur le plan national, et les autres musées, montrant par là le danger qu’il y a à confondre la situation de ce petit groupe favorisé avec l’ensemble du secteur. En particulier, les stratégies que ces institutions privilégiées peuvent mettre en oeuvre pour se procurer ressources et subventions – superproductions, campagnes de publicité… – restent purement et simplement hors de portée de la majorité des musées.
Ambitions rapaces
La Rand Corporation, institut de recherche fondé à Santa Monica (Californie) en 1946 « pour faire le lien entre la programmation militaire et les décisions en matière de recherche et de développement », est le ciment improbable de ce nouveau consensus. Ses rapports dressent un portrait précis de la vie culturelle américaine. Les auteurs se sont concentrés sur la face cachée de la croissance apparemment inéluctable du secteur culturel, et sur les pressions qu’exerce sur les institutions artistiques et leurs sources de financement une croissance qui ne répond manifestement pas à une « demande » (du public) mais est alimentée par les ambitions rapaces du secteur. Ils ont aussi relevé le succès mitigé des musées qui ont développé un engagement profond et significatif avec leurs communautés.
Ces analyses ont été menées suffisamment loin aujourd’hui pour qu’on puisse espérer aboutir à des recommandations plus pointues et plus concrètes. Selon la Rand, les directeurs de musées doivent être prêts à affronter trois principaux défis stratégiques. Le premier est de serrer les dents et de mieux cibler leurs missions, qui ont été multipliées de façon invraisemblable dans les vingt dernières années, rendant leur gestion impossible. Le deuxième est d’accroître leur capacité à mesurer les progrès dans les domaines qui leur importent. Le troisième consiste à accroître leur « compétitivité institutionnelle », en déterminant plus honnêtement quels besoins publics ils servent réellement, et s’ils ont les capacités humaines et financières voulues pour y répondre. Cela exige du secteur qu’il se dépouille d’une part de cette rhétorique ampoulée qu’il sent indispensable pour se présenter aux regards du monde, et qu’il prenne une perspective plus scientifique et moins apologétique. Cela demandera, chez les gens de musée, des qualités d’autorité, et dans les comités directeurs et financiers, des qualités de maturité que l’on y observe trop rarement. Mais le diagnostic qui commence à apparaître va conduire inévitablement à un consensus de prescriptions plus en rapport avec le contexte de défis où se trouvent aujourd’hui les musées que les slogans simplistes « la croissance ou la mort », « tous les arts pour tous les hommes », de ces dernières années.